Sommeil eternel

Les plaques apparaissent à toute vitesse.  Celle bleutée comme un hématome qui était du diamètre d’une pièce de 50 centimes près du   genou le recouvre maintenant entièrement. C’est ce que l’on appelle en terme médical un purpura fulminans. Il porte bien son nom. En trente minutes à peine, il a recouvert tout le corps de ce patient d’une cinquantaine d’année. Le malade est confus, hagard. Il refuse le masque d’oxygène que l’on a fixé avec un cordon élastique autour de sa tête. Il ne sait pas que celui ci lui est vital. L’avoir sur le nez et la bouche  le gêne. Cela lui donne la fausse impression de moins bien respirer. Je peux imaginer ce qu’il ressent, je compatie, mais pourtant je tiens sa main et je l’empêche de l’arracher.
Son visage est violet maintenant surtout au niveau des oreilles. Il tourne la tête de droite à gauche, essaye d’attraper tout ce qui passe a portée de ses mains tendues devant lui de façon désordonnée, comme un naufragé qui tente d’attraper ce qui peut l’empêcher de sombrer.
Il  nous voit nous afférer autour de lui.
Est-il suffisamment lucide pour savoir que son état est grave, que c’est sa vie qui est maintenant  en jeu ?
S’il pouvait encore en douter, nous ne nous sommes malheureusement pas retenu dans nos paroles.
 Il ne parle plus  du tout, trop concentré à essayer de respirer. Nous  avons oublié l’homme, sa conscience. C’est un défaut terrible, et fréquent dans ces situations d’urgence. Concentré à notre tâche, nous verbalisons à haute voix ce que nous faisons ou allons faire. Le malade entend tout comprend et interprête à sa façon, avec angoisse et c’est trop tard quand on s’en aperçoit.

-Sa tension baisse, mets lui une deuxième voie, il faut le remplir et voir ce que cela donne.

-Cela va se terminer par un tube. Vite  en salle de déchoquage, se sera mieux pour le surveiller et le techniquer si il s’aggrave.


Tout le monde pousse sur le brancard, ce corps allongé qui contient un tas d’organes en faillite. Tous les voyants sont au rouge il va falloir agir vite et précisément pour lui éviter le crash.


Pardons, Monsieur, pardons nombreux patients. J’ignore à ce moment,  votre conscience qui semble sur le point de s’évaporer, et me réfugie dans les gestes réglés de mon métier. Cela rajoute à l’angoisse inéluctable que génère une fin dont personne ne connaît rien.
Nous devenons des techniciens de la survie et ce n’est qu’après une fois tout essayé, que nous redécouvrons l’homme qui existait derrière ces poumons à l’agonie, alimenté par ce cœur qui ne suffisait plus à faire vivre. L’inconscience dans laquelle les patients sombrent avant, la difficulté de penser dans ces moments,  la confiance qu’ils sont obligés d'avoir en nous, atténue j’espère leur terrible angoisse.
Je savais, je me doutais de ce qui arriverai. Dans ces moments on ne compte pas comme on voudrait nous l’inculquer maintenant. La raison économique, où la seule probabilité de réussir ne nous guide plus. Nous faisons les choses comme nos maîtres nous les ont apprises à travers les âges pour repousser la mort. Dans la chaine de production de soin, l’efficience de la prise en charge de ces patients sur le fil du rasoir serait vite sanctionnée par l’économiste.
Je vais l’intuber.
Qu’elle sensation étrange que de partager son dernier regard alors que je m’installe en tête de brancard et que je vérifie mon matériel.
 Est-il angoissé ?
Ce que je guette dans son regard, est bien entendu des réponses à ma propre existence.
 Il n’arrive plus à respirer, la tension est encore bonne mais cela ne suffira pas. Je vais  lui mettre un tube dans la trachée, et l’endormir. Il n’aura plus besoin de tant d’effort pour respirer, la machine le fera pour lui. Il ne s’agitera plus désespérément, les drogues et la morphine le feront dormir.
Il ne se réveillera jamais. Je n’en doute quasiment pas, mais lui ne le sait pas. C'est ce faible  espoir, ou la volonté de combattre la mort qui me motive.
Qu’elle différence y aura-t-il pour ces proches entre ce coma artificiel que je viens de créer et sa mort future et toute proche?
Nous sommes les seuls l’infirmière l’aide soignante et moi a l’avoir vu conscient pour la dernière fois.
Nous usurpons un moment tellement précieux à ses proches sans en avoir eu un droit particulier.
 J’ai appelé sa sœur vers 5 heures du matin pour lui expliquer la situation. Elle viendra à son chevet, en réanimation. Elle ne pourra  que prier, lui parler doucement sans pouvoir le toucher car il est infecté. Ils ne pourront pas échanger ce regard final qui dit beaucoup et rien à la fois.
Il tiendra 48 heures à peine et s’éteindra anesthésié sous machine tous ces organes  lâchant les uns après les autres.
Malgré tout ce que l’on aura tenté, malgré cette énergie cette volonté de combattre le méningocoque, ridicule petite bactérie microscopique, celle-ci aura eu le dernier mot de ce grand corps. Dans ce combat de Sanson contre Goliath, on essaye de comprendre par quel processus un micro organisme peut indépendemment de notre armada thérapeutique anéantir un être humain en si peu de temps.
J’ai le lendemain essayé d’oublier la garde et la fatigue, mais cela a été difficile. On m’a appelé l à la maison alors que je faisais une sieste. Il fallait que je prenne des antibiotiques au cas où. Cette mesure de prophylaxie est dictée par la DDASS. Le laboratoire a confirmé que c’était un méningocoque. Je n’y pensais même pas à ma propre contamination. Du coup j’ai un peu gambergé, et il a été impossible de poursuivre ma sieste.Il fallait que j'ingurgite les antibiotiques préconisés. Il a fallut retourner à l'hôpital, expliquer la procédure à la préaratrice en pharmacie et pre,dre enfin avec un soulagement bizrre les comprimés qui teinterons mes urines en orange vif quelques jours.
 De retour au boulot le surlendemain j’ai appelé avec appréhension la réanimation, pour prendre des nouvelles. Il était encore en vie, mais rien de bien brillant. Un peu plus tard, la surveillante me croise dans le couloir.
Au fait tu sais,  ton patient est mort.

Mon patient… Ce n’est pas mon patient c’est un homme tout simplement et que j’ai croisé soigné mais Il n’aura tenu que deux jours. Son histoire et son issue ont fait le tour du service.
Je repense à son arrivée aux urgences. Le pompier m’avait dressé un tableau classique.
Il a fait un malaise dans un bar et à vomit son verre de vin sur son chandail.

Ce devait être simple. Il n’avait pas grand chose cliniquement et allait bien, simplement le potassium un peu bas sur la prise de sang.  Je l’avais gardé en surveillance  parce que l’on avait de la place  qu’il vivait seul à la maison et avait tendance à picoler. Je ne lui faisais pas confiance pour prendre son traitement. Dans l’après midi il a commencé a avoir de la fièvre, puis la diarrhée en soirée et subitement en pleine nuit tout s’est dégradé en trente minute. Je l’avais revu le soir, après son dîner il allait mieux, sa fièvre avait baissé. Tout le bilan était normal.
J’avais été à deux doigts de laisser rentrer chez lui à son admission.
Pourquoi l’ai je gardé ?
Un je ne sais quoi, un soupçon. Ce que l’on appelle « le nez ». Nous colligeons sans le savoir un faisceau d’arguments si  le temps le permet et la volonté est là. Inconsciemment s’établit une probabilité d’évolution ou de diagnostique. C’est très  souvent compliqué comme l’est l’être humain.
Son malaise, ne s’expliquait pas suffisamment pour moi.
Cela n’a malheureusement rien changé au bout du compte. Au lieu de mourir seul chez lui sans que l’on sache pourquoi, il est mort en réanimation avec des tuyaux partout. J’ai par compte  la conscience tranquille d’avoir fait tout ce que j’ai pu. C’est une satisfaction bien égoïste, mais indispensable dans ce métier où le doute ronge vite et paralyse.
Il m’a parlé, m’a fait confiance, plus tard je l’ai endormi et il est mort peu après. Je ne suis pas le prince charmant qui réveille du long sommeil, mais celui qui le provoque. C’est nécessaire, mais tellement dur comme décision, endormir faire taire les gémissements, le souffle bruyant, en espérant l’impossible réveil, convaincu du contraire.